Quelques Souvenirs Personnels

Evoqués lors d'un questionnaire destiné à alimenter un mémoire sur le cinéma ...

> comment peut-on jouer avec le cinema, et en quoi cela était différent de regarder la télévision ?.

Ce projecteur était un "jouet" de mon père dans les années 30-40, à l'époque où la télé n'existait pas.
La grande caractéristique du pathé baby, c'est d'avoir fait entrer le cinéma dans les foyers.
en résumé, on peut dire que Charles Pathé a inventé le vidéo-club avant la lettre (il a vite compris que les gens n'étaient pas assez riches pour s'acheter des films qui coutaient trop cher, à cause surtout du prix de la pellicule, et que pour les rentabiliser à un prix abordable, il fallait les vendre plusieurs fois. d'ou l'idée de la location) mais bref

Il nous restait deux films, avec le projecteur : des extraits du Napoléon d'Abel Gance, en bobines de 20m, classées par chapitre ("Napoléon Thermidor", "la Terreur", "Napoléon et Joséphine de BeauHarnais" etc etc) et puis un autre film d'une vingtaine de petites bobines, intitulé "L'histoire de Jean Morand"

Pas besoin de présenter Napoléon. pour moi, c'est LE film.
Par contre, pas vraiment d'histoire là dedans. mais un peu comme des gravures d'épinal. des images.
Napoléon emprisonné dans une forteresse, juste avant son procès, visité par un commissaire républicain.
Napoléon est assis sur un petit tabouret, devant une table jonchée de papiers et de plumes d'oies.
Le commissaire lui dit "Alors citoyen, tu prépares ta défense ?"
Et Napoléon répond " Non. je cherche la route des indes par le percement d'un canal à Suez"
Et l'autre il est scié.

Ou bien Napoléon qui danse dans un jardin avec Joséphine

Ou encore Saint Just joué par Abel Gance himself qui prononce un super discour à l'assemblée, et qui dit "vous pouvez m'écarteler et envoyer mes membres aux quatres coins de l'europe : il en surgira des républiques" !!

Par contre, Jean Morand, c'est vraiment une histoire.
Il y avait ... je ne sais plus trop. une vingtaine de petites bobines, qu'il fallait commencer par trier pour les mettre dans l'ordre de projection
C'était l'histoire d'un type honnête, qui n'avait pas de chance au début, mais à la fin.. un peu plus.
Il travaille comme dessinateur industriel chez un patron.  son bureau, c'est une sorte de grande serre toute vitrée, avec plein de tables à dessins et d'autres gars en blouses blanches.
Il y a un petit chef qui fait sa loi et qui tyrannise tout le monde quand le patron n'est pas là
et le patron, d'ailleurs il a une fille très jolie, dont Jean Morand est amoureux ...
Alors comme le petit chef est amoureux de la fille aussi, il s'arrange pour faire virer Jean Morand sous un faux prétexte.
Du coup, Jean Morand n'a plus rien pour vivre, il en est réduit à des petits expédients, comme vendre sa montre, des choses comme ça.
Il est obligé de quitter la ville, et parcours la campagne à la recherche de travail.
Il voit dans un champ un petit vieux très mal en point, accroché à la charrue tirée par deux gros chevaux de trait. alors du coup,  il lui sauve la vie.
Le petit vieux est le proprio d'une ferme, du coup comme il est content d'avoir été sauvé, il embauche Jean Morand dans la ferme.
Mais ça ne plait pas aux fils, qui font tout ce qu'ils peuvent pour emmerder Jean Morand, et le chasser
Du coup, il repart vers la ville, et par terre, il trouve un portefeuille avec une grosse liasse de billet.
Alors qu'il est affamé, au bord du gouffre, l'honnêté est plus forte que la faim qui lui tenaille les entrailles, et il va rendre le portefeuille à son riche proprio, lequel n'en revient pas d'une telle abnégation, décide de lui donner du boulot pour le récompenser.
Comme c'est un bon employé, son nouveau patron l'invite à une sauterie chez lui, un samedi soir.
Et là ... à la fête, il rencontre .... vous ne devinerez jamais qui ... il rencontre la fille de son premier patron !!
Comme il a une nouvelle situation bien stable, il est moins timide, et il ose lui déclarer sa flamme Alors ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants et il hérita de l'usine du père de sa femme, et surement qu'il a fait virer l'autre petit chef ...

Arf

Papa me disait toujours qu'il avait d'autres films, quand il était jeune, en particulier des Felix le Chat, et aussi une série de dessins animés avec les "Animaux de Benjamin Rabier"
Quand j'étais gosse, c'était tout à fait le genre de truc que j'entendais comme un seul mot : "lezanimodebinjaminrabier" et c'était d'autant plus émerveillant

Mais bref encore

Pourquoi regarder plus ces films pathé baby que la téloche ?
Bin je ne sais pas trop à vrai dire
Peut être qu'à l'époque, il n'y avait qu'une chaine, donc pas de choix de programme
l'alternative, c'était de se projeter un film pathé baby

> toutes mes interrogations pour ce mémoire se portent sur l'espace dans lequel vous projetiez vos films, et sur la facon dont vous les regardiez. c'est un point de vue de designer, et dans ce cas précis, je ne me focalise pas sur le contenu des films :

Ah
J'étais tout seul, ou avec mon grand frère, ou avec un copain.
Première chose : obtenir l'autorisation parentale. bin oui. faire tourner l'appareil ça sous entend utiliser de l'electricité. et ça forcément, faut une autorisation.
Ensuite, comme l'appareil est en 110v, quand on est passé au 220v, bin ça a été le drame : l'ampoule n'a pas supporté. et il a fallu attendre plusieurs mois avant que papa ne pense à en acheter une.... (c'était déjà devenu presque introuvable)

On se mettait dans la salle à manger. on fermait les volets, on allumait le lustre, et on commençait à installer tout ça. on projetait sur un écran en carton blanc.
On poussait une table contre un mur, on plaçait le projecteur sur la table,
On s'asseyait autour, et il y en avait un qui était préposé au tournage (comment dire autrement ?) de la manivelle ...
ça faisait un bruit terrible, cette manivelle.
Heureusement que c'était pas des films sonores : on n'aurait rien entendu
Le principe du pathé baby, c'est l'économie.
Et pathé ne gaspillait pas de pellicule pour rien. surtout pas pour le texte. ils avaient inventé un système de débraillage qui faisait qu'au lieu d'avoir une centaine d'images pour faire appaitre un texte à l'écran pendant moins de 10 secondes, ils n'utilisaient que trois images !
Dès qu'on arrivait sur du texte, l'entrainement était stoppé, et l'image
était figée sur le texte. on avait le temps de lire. pour reprendre l'entrainement de la bobine, il fallait tourner la manivelle une bonne dizaine de fois ! et ça arrivait sur la seconde image de texte, puis la
troisième et comme on connaissait les films par coeur, on essaiyait de tourner la manivelle le plus vite possible, et parfois même on la lachait et on la laissait tourner toute seule ...
Parce que le système d'entrainement ne repartait pas toujours du premier coup !
Alors ce qui se passait pratiquement systèmatiquement, c'est que le film se mettait à fondre.
C'était très joli, de voir les mots se transformer en une sorte de rose blanche dont les pétales s'ouvraient doucement, au fur et à mesure que la cloque s'aggrandissait ...
Dans ce cas là, panique ! on débranche le projo, on se retrouve dans le noir ... vite il faut allumer les lumières, et on se regarde tous les uns les autres, un peu hagard, ayant du mal à ouvrir les yeux, l'impressions d'avoir la peau toute blanche, la vision douloureuse ...
On faisait avancer le film de quelques images, à la main, on essayait et hop c'était reparti.

Quand mon grand frère était là, privilège : c'est lui qui tournait la manivelle.
Sinon c'était moi. jamais personne d'autre n'a eu le droit de le faire. à part mon fils maintenant.

Sans blagues.

ça representait une sorte de petit pouvoir magique, de pouvoir "créer" simplement avec un mouvement de la main les images animés sur les murs ou sur les couvercles de carton à chaussure,

On avait vite vu que l'appareil n'était pas fait pour faire du cinéma à proprement parler, mais plutot une forme très réduite de cinéma.
L'ampoule n'était pas très puissante, et plus on éloignait le projecteur de l'écran, moins l'image était nette et contrastée...
Donc on projetait de façon très intime : à un mètre ou moins de l'écran.

Ce qui était remarquable aussi, c'était la chaleur dégagée par l'appareil.
L'odeur aussi. l'odeur de poussière chaude, de pellicule brulée, de céramique
On avait la joue qui effleurait presque l'appareil quand on tournait la manivelle

.
On était très près les uns des autres. forcément, on faisait des images si petites ! parfois plus petites que la télé !
Mais pas trop quand même, sinon on ne pouvait plus lire les textes !!!

> Quand mettiez-vous en marche se pathe-baby? occasion spéciale, le mercredi apres midi, le soir...

Oui ça devait être ça : le mercredi après midi....
J'ai gardé une idée de fête aussi, associé à ça. il devait certainement y avoir les longues et maussades journées des vacances d'hiver.

> Qui manipulait la machine, si elle tombait en panne, comment la faire repartir, changer les bobines,
Regardiez-vous ces films seul ou en compagnie d'amis, de votre famille, avec les adultes ou sans eux ?
> Ou installiez-vous le projecteur: le salon, votre chambre, dehors? Quel écran utilisiez-vous: un drap blanc, un ecran roulant, un papier peint à fleurs?


J'ai déjà un peu répondu à tout ça...
J'ai surement du installer le projecteur dans ma chambre aussi...
Mais c'était moins fréquent. en fait la chambre était faite plus pour dormir que pour autre chose. jouer, travailler, ça se faisait plutot dans la salle à manger.... (on y mangeait aussi d'ailleurs)

>Avez-vous tenté de projeter pour jouer ces images sur vous-meme, faire des ombres chinoises, ou projeter sur des surfaces différentes d'un écran?

Ah.... sur le papier peint oui c'est vrai !
C'était amusant.
Un peu pénible au bout d'un certain temps, parce qu'on ne voyait plus très bien de quoi parlait le film, mais amusant quand même.
Parfois aussi je prenais le projecteur en main, je le soulevais et j'envoyais l'image au plafond, ou sur les autres murs, sur les meubles...
Mais c'était plutot pas facile de le porter et de tourner la manivelle...
Surtout quand l'appareil était chaud !
Je me souviens qu'une fois j'ai même tenté de projeter sur le grand miroir qui était au dessus de la cheminée du salon....
Résultat tout à fait décevant : le miroir n'avait renvoyé que mon image, seul avec le projecteur, et non pas en compagnie de Napoléon, comme je l'avais espéré...

> Comment, sur quoi, installiez-vous le projecteur? Comment vous installiez-vous pour les films, des fauteuils pour les personnes présentes, par terre, ou dans votre lit ?

Non, dans le lit c'était pas possible
Sans parler des branchements électrique, du transformateur,  etc etc

> Quels sont les souvenirs que vous gardez de ces images? qualité du son, ou du bruit du projecteur, vacillement des images, impression produite sur vous par la pénombre, par la taille de l'image projetée, la proximité de l'écran...

Qualité du son, déjà c'est NEANT
Pas de son
Hop.
Le souvenir, c'est un peu comme des vieilles cartes postales noir et blanc, sur papier glacé et jauni
les contours indéfinis,
La présence dans la pièce aussi
On avait vraiment l'impression d'avoir des petits bouts de vie des personnages tout prèt de nous
dans la pièce quand Napoléon entre dans la convention déserte, et qu'il voit petit à petit les fantomes des députés guillotinés ... ça se passait chez nous ! c'était plus le cinéma
Même si on ne pouvait pas les voir dans les miroirs, comme je disais tout à l'heure, ils étaient là pas des vampires, mais des esprits. des fantomes des djinns

Le bruit de l'appareil, cet espèce de ronronnement lancinant, un peu aigu, parfois tirant sur le ronflement. et puis la chaleur de l'appareil, l'odeur de chaud... le parfum de la pellicule
Les films étaient protégés dans des petits carters métalliques. cétait tout froid avant la projection, mais tout chaud quand on changeait les bobines

> Commentiez-vous le contenu du film lors de son déroulement, pouviez-vous créer des ralentis ou des accélérations?

Ah ça oui !
Des ralentis, oui. des accelération, c'était plus dur. il fallait tourner la manivelle vraiment vite, et ça destabilisait l'appareil... et la netteté de l'image en prenait un vieux coup
Ce que je faisais aussi, c'est que je faisais marcher les gens en arrière !
A reculon.
Le problème aussi en faisant ça, c'est que ça débobinait la pellicule à l'extérieur du projecteur, et qu'on arrivait très vite à emméler tout comme ça...
Aussi j'évitais quand même de m'amuser à ce genre d'effets spéciaux ...

> Quelle différence y avait-il pour vous entre ces images et celle de la télévision ?

C'était surtout l'illusion de réalité, par rapport à la télé.
Dans la télé, l'image était dans la boite. alors qu'avec le pathé baby, c'était vraiment avec nous...
et puis à la télé on ne choisissait pas, il n'y avait pas de contact avec l'appareil, c'était plutot froid ...

Et surtout, ces projections étaient à chaque fois des "petits " évènements !
Toujours des moments un peu exceptionnels

Bon, alors voilà quoi.
C'est tout.